dimanche 27 février 2011

Mais tuez-les !

Il semble que nous ne sachions faire qu’une seule chose. Nous vouloir en nous en voulant. Nous rapprocher en nous déchirant. Nous aimer pour nous faire du mal et sans jamais y croire, tellement nous le désirons.

Il veut me sauver de moi-même. Me rendre une autre.

Il métouffe, je veux être moi.

Je suis trop indépendante et donc je ne l’ai jamais aimé.
Je ne peux pas entendre une chose pareille. Il doit savoir que je l’ai aimé.
Je ne veux plus entendre parler de lui. Me voilà donc engagée à lui envoyer un mail, puis un autre, à enrager et à me justifier. A l’engueuler et à vouloir me faire entendre. A guetter ses réponses.
Et puis... “je ne sais pas si je lirai le mail que tu viens de m'envoyer.
8 mails pour dire "fous-moi la paix" ça fait beaucoup.”
Il a probablement raison. Sale con.

mercredi 9 février 2011

Mon temps de cerveau est exploité

J'ai 28 ans. Bac + 5. 4 ans d'expérience. Mais je ne travaille qu'à temps partiel, la faute à un marché de l'emploi saturé dans ma branche. L'oisiveté étant notoirement mère de tous les vices, j'ai décidé de mettre la moitié inexploitée de mon cerveau à la disposition d'une entreprise commerciale.

J'ai dorénavant un job d'étudiant : télé-secrétaire.
Je gère à distance les appels téléphoniques et les agendas de cabinets libéraux. Les appels s'enchaînent sans interruption. Il faut répondre et agir avec des instructions différentes selon les clients. Surtout il faut faire vite. Pour avoir la prime à la fin du mois, il faut traiter les appels en 77 secondes. Le SMIC + 80 euros pour gérer 150 appels en une demi-journée, en 77 secondes en moyenne. Et 65 euros de prime d'assiduité. Pour ne pas tomber malade, donc.  
Nous sommes alignés sur des postes de travail dans des pièces exigues, chacun le casque vissé sur les oreilles, occupé à traiter à la chaîne les appels de patients qui obstinément, s'acharnent à sortir du modèle imposé : nom + numéro de téléphone + heure de rendez-vous. Ils ont mal, ils se plaignent, ils s'interrogent, ils veulent parler à leur docteur... Ils ont toujours quelque chose qui ne va pas. Quelque chose qui ne rentre pas en 77 secondes.

Je commence aujourd'hui et Fatoumata me supervise. Assise à côté de moi, elle laisse traîner son oreille et intervient quand je sors des rails.
"Cabinet du Docteur Roger, Bonjour !"
- Bonjour c'est Madame Michu. Je vous appelle pour mon fils. Il a dû vous appeler pour prendre un rendez-vous.
- Il a un rendez-vous quand ?
- En fait je ne sais pas s'il a déjà appelé mais il doit le faire et j'aurais voulu dire au docteur... Vous savez mon fils est déprimé et je lui ai dit de prendre rendez-vous avec le docteur mais je ne sais pas s'il va le faire...
- Quel est l'objet de votre appel madame ?
- Voilà. J'aurais voulu dire au docteur... mon fils... j'ai peur qu'il ne minimise son état. Alors j'aurais voulu dire au docteur qu'il faut le prendre au sérieux."
L'appel traîne en longueur et Fatoumata s'impatiente, elle se demande ce qui se passe.
"Ne quittez pas Madame."
J'explique la situation. Fatoumata s'énerve. Elle n'aime pas les gens qui racontent leur vie. Elle prend le combiné.
"Oui madame ?
- ...
- Mais il a quel âge votre fils ?
- ...
- 39 ans ?!"
39 ans ! Non mais les gens sont vraiment des assistés hein !!!
"- Oui madame. Je transmets au médecin madame."
Fatoumata raccroche. Sans noter de message. Ca l'énerve, les gens qui racontent leur vie, qui se plaignent... alors que nous, on n'a pas que ça à faire.
Les gens vraiment ! Ils se plaignent vraiment pour rien !!
Ici, on n'a pas le temps pour ça. 77 secondes.
Tu sais Fatou, si la dame appelle, c'est peut-être que c'est plus qu'une déprime. Peut-être qu'elle a peur que son fils ne se suicide... (Et ça, je le sais pour en avoir rencontré, des mères comme elle...)
Elle me regarde, vaguement héberluée, certainement pas convaincue. Je reprends mon poste. Mais quand même, ça la turlupine.
Tu penses quoi du suicide toi ? C'est lâche ou c'est courageux ?
"Cabinet de gynécologie bonjour !"
Les appels s'enchaînent.
C'est lâche ou c'est courageux ? T'en penses quoi toi ?
Ben moi... tu sais je vois pas les choses comme ça. Pour moi c'est ni l'un ni l'autre.
Fatoumata est désarçonnée. Les gens se plaignent vraiment pour rien.

11h15. 10 minutes de pause. Fatoumata descend avec moi. Après deux ou trois échanges de banalités, elle revient à la charge. Elle doit savoir ce que j'en pense.
"- C'est lâche ou c'est courageux ?
- Moi, j'en pense rien. Mais je sais que les gens très exigeants avec eux-mêmes, comme tu sembles l'être, pensent souvent  que c'est un acte de lâcheté.
Elle acquièsce. Oui c'est vrai. Elle est dure avec elle-même, et avec les autres.
- Tu vois le monsieur là ? Le père des jumelles qu'on n'a pas retrouvées. Il s'est suicidé. Franchement c'est dégueulasse. Pour ses filles, sa femme... Elles y sont pour rien elles et il les laisse seules ! Moi j'ai un fils. Franchement j'ai galéré dans ma vie, et je galère encore ! Mais jamais je ne ferais ça. Je regarde mon fils, je me dis que je dois me battre pour lui. Je peux pas le laisser seul, t'imagine si je me suicidais ! Pourtant j'y pense hein. J'y pense tous les jours."
Je hausse un sourcil.

11h25. Pause pipi.
Les gens vraiment, ils peuvent pas payer leurs factures, ça y'est ils se suicident. Les gens se suicident vraiment pour un rien.
"Cabinet du Docteur Bernard, bonjour ! ... Oui. 17h30, jeudi 14. Bonne journée monsieur."
Fatoumata parle avec Katou. Katou est enceinte. Elle lui parle doucement, elle sourit, elle caresse son ventre et ses seins.

17h. Fin de journée.
J'ai la tête qui tourne, d'avoir enchaîné les appels toutes les 113 secondes pendant 6h30. Je titube entre les gens de toutes les couleurs sur le trottoir, boulevard de Strasbourg. Cabinet du Docteur soixante-dix-sept-secondes ! Bonjour !
Je marche le plus lentement possible, contrairement à mes habitudes. J'essaie de redonner au monde sa vitesse normale. Avant d'aller à mon travail. Mon autre travail. Celui où on a le temps. Le temps de se poser des questions même.

Je pense à Fatoumata. Qui n'a pas le droit d'en avoir marre. Qui ne se donne pas le droit de se demander si sa vie vaut la peine d'être vécue.